Je n’enseignerai pas le bon temps des colonies, par Stéphane Delanoë
Un appel à la désobéissance civile en direction des enseignants
A la découverte de la Loi du 23 février 2005 la stupeur l’a d’abord disputé à l’incrédulité, puis c’est l’indignation et le découragement qui l’emportèrent. Alors que la connaissance scientifique de la période coloniale et la juste mesure des crimes commis progressent enfin, et s’enseignent timidement dans le secondaire, des députés mal inspirés imposent par la loi l’enseignement d’une version officielle irénique et mensongère de la colonisation.
De quoi retourne-t-il au juste ? Cette loi a un double contenu. D’une part elle institue une vérité officielle, une Histoire d’Etat de la période coloniale :
« L’oeuvre positive de l’ensemble de nos concitoyens qui ont vécu en Algérie pendant la période de la présence française est publiquement reconnue ».
D’autre part elle prescrit l’enseignement de cette histoire officielle dans les écoles. Article 4 :
« Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit »...
Et quelle histoire ! La période coloniale, mis à part la conquête et la décolonisation, aurait été une période heureuse, faite de progrès et de civilisation. Le bilan de la colonisation française serait « globalement positif ». Plus encore il faudrait rendre hommage à ceux qui en furent les acteurs : colons, administrateurs, militaires, dans leur ensemble. C’est le retour du « fardeau de l’homme blanc ».
Alors que de jeunes historiennes viennent très récemment d’éclairer définitivement et incontestablement des aspects essentiels de la période coloniale en Algérie (torture systématique, justice, prostitution). Alors que nous sont désormais connus les aspects racistes de l’imaginaire colonial : « zoos humains », exposition coloniale. Alors qu’un Livre Noir de la colonisation est disponible, alors que nos collègues universitaires étrangers en savent souvent plus sur notre histoire que nous...
Comment est-il possible d’enjoindre aux enseignants de pratiquer un semblable révisionnisme ? L’historiographie scolaire connaît pourtant des progrès : on enseigne désormais en classe de terminale des Lycées, les errements, les évolutions et les palinodies de la mémoire de Vichy et de l’occupation ...
Faut-il considérer que le travail forcé dans les colonies d’Afrique et d’Asie, la torture banale dans les commissariats et gendarmeries d’Algérie, même en dehors des guerres, le statut de l’indigénat, le double collège électoral, l’oppression économique, les déplacements de populations, les dévoilements forcés de femmes, le paternalisme généralisé, le pillage des biens culturels, , faut-il considérer donc que tout cela doive être salué ou plutôt oublié, effacé, nié ? Faut-il passer sous silence les dizaines de milliers de mort de Sétif et Guelma en 1945, de l’insurrection de Madagascar en 47, ou au contraire les présenter comme une réalisation de la mission civilisatrice de la France en terre sauvage ?
Quand bien même certaines réalisations des colons furent des progrès (routes, hôpitaux, rares écoles) elles sont sans commune mesure avec les crimes et les spoliations. Les mettre en balance est une honte et une insulte à la mémoire.
Alors que dans nos classes d’un Lycée de Seine Saint Denis près de la moitié des élèves ont des parents originaires d’anciennes colonies, faudrait-il leur servir cette histoire nauséabonde, méprisante et infâme ? Alors que ces élèves ignorent l’histoire de leurs Pères, qu’on leur enseigne à dose infinitésimale, faudrait-il au contraire leur enseigner un mensonge d’Etat, dégradant, voire culpabilisateur ? Je n’enseignerai pas l’histoire à la papa du bon temps des colonies. Je refuse ce programme révisionniste d’une histoire officielle nostalgique d’un ordre raciste et colonial. Bien au contraire, j’enseignerai la catastrophe criminelle que fut la colonisation, y compris d’ailleurs pour certains occidentaux (les pieds-noirs les plus pauvres, les militants anti-coloniaux, certains soldats perdus de l’OAS égarés par des chimères parfois généreuses).
J’invite mes collègues à signer cet engagement à la désobéissance civile et à le faire circuler.
Le 31 mars 2005
Stéphane Delanoë est agrégé d’Histoire, ancien élève de l’IEP de Paris, professeur au Lycée de Drancy
Premiers signataires : Chistine Maillard, Areski Bouaza, (professeurs d’histoire au Lycée de Drancy)